Le kihap – signal, intention, respiration

iamge article sur le kihap au Taekkyon
Sommaire

Introduction

Note préalable : Cet article présente ma vision personnelle du kihap, nourrie par ma pratique et mon enseignement du Taekkyon, ainsi que par mon expérience passée d'étudiant en médecine traditionnelle chinoise. Cette double vision m'a permis d'explorer le concept de Ki sous différents angles : comme système énergétique du corps, comme principe de santé, et comme outil de coordination dans le mouvement. D'autres écoles ou traditions martiales peuvent avoir des approches différentes, tout aussi valables.

Quand on découvre le Taekkyon, plusieurs choses nous frappent : les déplacements souples, les coups de pied qui semblent jaillir du sol… et ces sons brefs, parfois surprenants, qui ponctuent la pratique.

Dans beaucoup d'arts martiaux, on parle de kihap : ce « cri » qui accompagne les attaques ou certains moments clés de l'entraînement. On pourrait le réduire à un effet sonore, voire à du folklore. Ce serait passer à côté de l'essentiel.

Le Taekkyon, reconnu par l'UNESCO comme patrimoine culturel immatériel pour ses mouvements « fluides et rythmés, proches de la danse » et sa dimension à la fois ludique et martiale, repose sur un travail très fin du rythme, de la respiration et de la relation à l'autre.

Dans ce contexte, le kihap joue trois rôles concrets :

  • Signal : un repère clair pour le groupe ;
  • Intention : un point de concentration pour le mouvement ;
  • Respiration : un soutien rythmique pour le corps.

Et derrière tout cela se trouve une idée plus profonde : le kihap est une manière de rassembler plusieurs formes d'énergie dans un seul geste.


Comprendre le kihap : Jeong, Ki, Shin et le sens de « kihap »

Jeong – Ki – Shin : les trois piliers du système énergétique

Dans la tradition sino-coréenne, les termes Jeong–Ki–Shin (정‧기‧신) correspondent au trio jing–qi–shen de la médecine traditionnelle chiinoise. Pour les pratiquants d'aujourd'hui, une analogie éclairante fonctionne bien pour expliquer ce concept : le système bancaire.

Jeong (정) : c'est l'énergie vitale du corps.
On peut la comparer à un capital de départ : un compte de base lié à la constitution, la santé, l'hygiène de vie. Quand on tire dessus sans se reposer, le plafond baisse et ne se reconstitue pas en une nuit. Il est nourri par l'alimentation, la respiration et le repos. Le plafond baisse avec le temps et lorsqu'il tombe à zéro, la vie s'arrête.

Ki (기) : c'est l'énergie active, celle qui circule quand on bouge, respire, frappe, esquive.
Elle est fabriquée à partir du Jeong : quoi que l'on fasse, on utilise un peu de ce capital.
C'est l'argent en circulation : on le retire du compte pour agir.

Shin (신) : c'est l'énergie du mental, la clarté, l'intention, l'esprit.
C'est la partie qui décide quoi faire de cet argent : est-ce que j'attaque, je me défends, je me replie, ou est-ce que je réserve mes forces ?

Tableau récapitulatif

Concept Analogie bancaire Dans le corps Rôle
Jeong (정) Capital de départ Vitalité, santé, constitution Ce que j'ai
Ki (기) Argent en circulation Énergie active, mouvement Ce que j'utilise
Shin (신) Gestionnaire Mental, intention, esprit Comment je l'utilise

Kihap : l'outil anti-dispersion

Le mot kihap (기합) contient deux éléments :

  • Ki (기) : terme aux multiples sens et usages dans la tradition sino-coréenne. Mon expérience d'étudiant en médecine traditionnelle chinoise m'a permis d'appréhender la richesse de ce concept. En médecine comme en arts martiaux, le Ki n'est jamais une substance unique et homogène, mais plutôt un système énergétique aux multiples facettes : ki originel (wongi, 元氣), ki des aliments, ki de l'air, ki des éléments (bois, feu, terre, métal, eau), chacun avec ses propres caractéristiques et dynamiques. On évalue le Ki selon sa quantité, sa qualité, sa direction et sa régularité. Dans le contexte du kihap, le terme Ki renvoie au système énergétique global : la capacité du corps à mobiliser, faire circuler et coordonner ces différentes énergies dans l'action. Le kihap devient alors un outil pour réguler ce système : éviter la dispersion, favoriser la concentration, harmoniser la circulation.
  • Hap (합) : rassembler, unir, coordonner plusieurs choses ensemble.

Dans cette perspective, le kihap n'est pas juste un cri isolé : c'est un moment où Jeong, Ki et Shin se rejoignent dans un même geste. Un moment où nous sommes en accord avec nous-mêmes.

  • Jeong donne le fond : la vitalité du corps, sa réserve.
  • Ki se manifeste dans l'effort concret : la technique qui part, le déplacement qui s'engage.
  • Shin décide quand et comment tout cela se rassemble : sur quel mouvement, avec quelle intention, dans quel cadre.

La manifestation sonore que l'on entend – « Ko », « Ikeu », ou la respiration « Ik–ek–ek » – n'est que la trace audible de ce rassemblement.

Autrement dit : le kihap, c'est vitalité, action, intention, réunies en un son.


Le kihap comme signal : poser un cadre clair

Premier rôle du kihap en Taekkyon : le signal collectif.

Le son poussé est un « Ko » bref, lancé d'une voix claire.
Ce « Ko » fonctionne comme un panneau de signalisation sonore :

  • il marque le début ou la fin d'un exercice ;
  • il contribue à créer un cadre commun : tout le monde part ensemble, tout le monde s'arrête ensemble ;
  • il joue le rôle de ponctuation dans la pratique : un point, une virgule, un point d'exclamation.

Dans une salle où ça bouge, où les corps sont sans cesse en mouvement et où la concentration varie, ce signal est précieux. Plutôt que de hurler des consignes sur dix mètres, un kihap unique suffit souvent à réaligner le groupe.

Le kihap-signal devient ainsi un reflet de l'intention collective. On ne crie pas pour se défouler ; on pose un repère pour que tout le monde sache où il en est.


Le kihap comme intention : engager le corps et le mental

Deuxième rôle du kihap : clarifier l'intention dans l'attaque ou la défense.

Dans le Taekkyon, on utilise souvent des sons comme « Ikeu » ou « Ko » pour accompagner un mouvement décisif : coup de pied, poussée, déséquilibre, feinte.

Distinction d'usage

  • « Ko » : signal collectif (début/fin d'exercice, synchronisation)
  • « Ikeu » : accompagnement d'une technique spécifique (frappe, déséquilibre)

Cristalliser l'instant

Sans kihap, beaucoup de pratiquants restent dans une énergie « plateau » : même tonus, même souffle du début à la fin.
Avec un kihap bien placé, on sent qu'un instant se cristallise.

Concrètement, le kihap-intention permet :

  • de fixer l'attention sur un moment précis : impact, contact, déséquilibre ;
  • d'éviter de diluer l'effort partout ;
  • de connecter la décision mentale (Shin) au geste physique (Ki), en s'appuyant sur la réserve de Jeong.

Le corps n'agit plus au hasard : le moment est choisi. Le kihap vient souligner ce choix.


Le kihap comme respiration : nourrir le rythme du Taekkyon

Troisième rôle, souvent moins commenté mais très concret : le kihap comme régulateur du souffle.

Les sons « Ik – ek – ek » jouent ici un rôle de métronome qui rythme les inspirations et les expirations. Concrètement : on inspire profondément puis on expire par petites salves.

Une respiration rythmée et « animale »

Cette manière de respirer donne un souffle presque « animal » : une grande inspiration brève suivie de petites expirations lâchées au compte-gouttes.

Ses bénéfices :

  • Oxygénation régulière : on évite de bloquer la respiration dans l'effort. Les expirations fréquentes obligent le corps à reprendre de l'air, ce qui alimente muscles et cerveau.
  • Maintien du tempo : le Taekkyon repose sur des mouvements continus ; la respiration « Ik–ek–ek » aide à ne pas casser ce flux.
  • Gestion de la fatigue : en fractionnant le souffle, on fractionne l'effort ; on apprend à alterner micro-tensions et micro-relâchements.

Synchroniser le groupe

Au niveau du groupe, cette respiration audible permet de se synchroniser sans se regarder.

Lors d'un exercice, si tout le monde avance sur le même « Ik–ek–ek » :

  • chacun sent intuitivement le moment d'engagement de l'autre ;
  • le groupe trouve un tempo partagé ;
  • la pratique devient presque musicale.

Le kihap-respiration fait ainsi le lien entre :

  • la santé (respirer régulièrement),
  • le martial (enchaîner sans se vider en une seule action),
  • et le collectif (bouger ensemble).

Les erreurs fréquentes

Quelques pièges classiques à anticiper :

Crier de la gorge

Résultat : voix cassée, tension dans la nuque, déconnexion du reste du corps.
Rappel régulier : le son part du ventre, du centre, pas d'une gorge contractée.

Surjouer le kihap

Certains se mettent en mode film d'action. C'est amusant cinq minutes, mais cela déforme le geste.
On peut recadrer : ce n'est pas du théâtre, c'est un outil pour mieux sentir ce que l'on fait.
On garde les effets spéciaux pour les démonstrations uniquement.

Rester silencieux par gêne

Beaucoup d'adultes n'osent pas vocaliser. On peut commencer par des souffles plus doux, presque murmurés, puis augmenter progressivement le volume.
Le lieu de pratique doit rester un espace où l'on peut expérimenter sans honte… même quand on fait des sons peut-être un peu bizarres.

Confondre kihap et agressivité

Crier plus fort ne veut pas dire frapper mieux.
Dans le Taekkyon, l'objectif est plutôt la clarté et la modération que la démonstration de force brute. Le kihap doit aider à mieux gérer sa vitalité, pas à se vider en une seule technique.


Kihap, culture du lien et philosophie du Taekkyon

Le Taekkyon n'est pas qu'un système de combat avec des coups de pied. C'est un art longtemps lié aux fêtes, aux rencontres, aux jeux d'adresse. Il met en avant une vision de la confrontation où l'on cherche autant le lien que la performance.

Dans cette perspective, le kihap a plusieurs fonctions :

  • C'est une manière de se présenter aux autres : la voix raconte comment on est là aujourd'hui – tendu, relâché, concentré, absent.
  • C'est un outil de coexistence : un groupe qui respire ensemble, qui ponctue ensemble, apprend à se régler les uns sur les autres.
  • C'est un rappel que le combat, dans notre art, n'est pas seulement physique : c'est un dialogue de rythmes, de distances, d'intentions.

Vu sous l'angle Jeong–Ki–Shin, cette culture du lien est très logique :

  • on apprend à protéger Jeong : ne pas se vider inutilement, respecter son corps et celui de l'autre ;
  • on apprend à faire circuler Ki de manière fluide : ne pas être figé, ne pas être hors de contrôle ;
  • on cultive Shin : discernement, présence, capacité à adapter son niveau d'engagement.

Le kihap devient alors un petit laboratoire : à chaque son, on teste la façon dont ces trois énergies se combinent dans une situation donnée.


Conclusion

En résumé :

  • le kihap n'est pas un cri décoratif, mais un moment de rassemblement entre Jeong (vitalité), Ki (action) et Shin (intention) ;
  • il joue trois rôles très concrets dans le Taekkyon :
    • signal pour organiser la pratique,
    • intention pour clarifier le geste,
    • respiration pour nourrir le corps et rassembler le collectif.

Travaillé avec patience, il aide chaque pratiquant à mieux sentir :

  • comment il dépense son « capital énergétique » ;
  • comment il engage son corps dans l'instant ;
  • comment son esprit pilote — ou non — l'ensemble.

Pratiquer le Taekkyon, c'est aussi accepter que le corps possède une voix : parfois forte, parfois discrète, mais toujours reliée à la respiration, aux autres, et à ce trio Jeong–Ki–Shin qui donne de la profondeur à chaque mouvement.

Que retenir de cet article ?

Comment savoir si mon kihap est bien placé ?

Le kihap doit-il être fort et agressif ?

Quand ne PAS faire de kihap ?

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