Introduction
Le Taekkyon est souvent perçu comme un sport de compétition dominé par les techniques de jambes. Cette vision, bien que partiellement exacte, demeure réductrice. Dans la lignée que je pratique et enseigne — le Daehan Taekkyon (couramment appelé « Daetaek ») — nous l'abordons comme un triptyque :
- un patrimoine vivant qui relie nos techniques aux arts du mouvement coréens ;
- un sport d'opposition où l'on progresse en préservant l'intégrité physique ;
- un art martial qui forme le corps, l'esprit… et une éthique.
Cet article développe ces trois valeurs, replace quelques citations classiques (Muye Dobo Tongji, 1795) dans leur contexte, et donne des repères pratiques pour la transmission. Ambition modeste : clarifier les gestes et les idées, pour que pratiquants comme curieux comprennent un peu mieux ce qu'est le Taekkyon.
Valeur culturelle : le Taekkyon comme patrimoine vivant
En Corée, le Taekkyon n'est pas qu'un catalogue de techniques. C'est une manière de se mouvoir qui dialogue avec d'autres arts : pungmul (percussions), talchum (danses masquées), jeux traditionnels.
Le pas de base pumbalki (품밟기) — signature du style — n'est pas seulement un déplacement : c'est un lien culturel. Son rythme ternaire et ses transferts roulés (talon → voûte plantaire → pointe) donnent cette légèreté qui « glisse » sur le sol. Plus on le pratique, plus on ressent dans le corps cette musicalité et cette rythmique si particulière. Ce pas organise le souffle, la distance, l'intention et l'équilibre : il constitue le métronome corporel du Taekkyon.
Reconnaissances officielles
- 1983 : inscription comme Patrimoine culturel immatériel important (n° 76) en Corée.
- 2011 : inscription sur la Liste représentative de l'UNESCO.
Ces reconnaissances rappellent que le Taekkyon relie : on joue sans humilier, on progresse sans écraser, on apprend à lire l'autre par le mouvement. Dans la terminologie du Taekkyon, cet esprit rejoint Sangsaeng (相生, 상생, coexistence) et Gongyeong (共榮, 공영, co-prospérité) : l'entraînement vise la montée en compétence des deux partenaires. → Voir mon article sur le sujet
Hee et Yetbeop : deux facettes complémentaires
Historiquement, la pratique distinguait la dimension de jeu et d'opposition — Taekkyon-Hee (택견희, « jeu de Taekkyon ») — et des éléments plus rigoureux (frappes aux mains et pieds, cibles sensibles), que l'on regroupe aujourd'hui sous le terme d'« Anciennes Méthodes » (Yetbeop, 옛법).
Une source souvent citée résume l'esprit du Hee :
« Face à face, chacun cherche à faire tomber l'autre en frappant avec les pieds. Il existe trois méthodes : les moins habiles frappent les jambes ; les bons frappent les épaules ; les maîtres du Bigak font tomber le sangtu (chignon). Cela s'appelle Taekkyon. »
— Choe Yongnyeon, « Taekkyon-hee », Haedongjokji (1921) – attribution courante. → Voir la ressource
Dans le Daehan Taekkyon, la partie Hee est mise en avant. Le choix de techniques non destructives en contexte sportif n'est pas une faiblesse : c'est un choix moral et culturel.
Valeur sportive : un geste juste vient d'un corps juste
Cette dimension culturelle trouve naturellement sa prolongation dans la pratique sportive. Historiquement, les arts à mains nues forment d'abord le corps. Dans la tradition sino-coréenne, on lit par exemple :
« Le Kwonbeop (quanfa/boxe) met en mouvement mains et pieds, habitue le corps à l'effort ; il constitue une porte d'entrée vers les arts martiaux. »
— D'après Qi Jiguang, Jixiao Xinshu (XVIᵉ s.), reprise dans le Muye Dobo Tongji (1795). → Voir la ressource
La simple pratique du pumbalki améliore force, endurance, souplesse, équilibre, mais aussi des capacités cognitives : motricité fine, gestion de l'espace, observation, concentration. Il constitue la rampe d'accès pour appréhender ensuite les oppositions et les techniques supérieures.
Un cadre sécurisé et équitable
Sportivement, le Taekkyon propose un cadre sécurisé fondé sur :
- des règles d'équité et de contrôle ;
- des zones de touche et des actions gagnantes valorisant travail des jambes, déséquilibres, propreté gestuelle ;
- une palette incluant frappes contrôlées, saisies, projections, corps-à-corps et déplacements.
La brutalité n'est pas recherchée : la victoire récompense la qualité du jeu (précision, timing, opportunité). Résultat : une pratique accessible à tout âge, avec des bénéfices clairs (cardio, mobilité, coordination).
Depuis les années 2010, le Taekkyon bénéficie d'un soutien institutionnel fort en Corée (diffusion éducative, circuits compétitifs). La compétition n'est pas une fin en soi : c'est un test de compétences (distance, anticipation, régulation émotionnelle).
Reconnaissance sportive officielle
Depuis 2020, le Taekkyon a été inscrit par le KSOC (comité national olympique coréen) comme discipline officielle du National Sports Festival (전국체육대회 정식종목). Concrètement, il entre au programme des épreuves nationales supervisées par le Comité coréen des sports et de l'olympisme, avec diffusion scolaire et universitaire, et un cadre compétitif renforcé.
Valeur martiale : l'école de la formation humaine
Au-delà de la dimension sportive, le Taekkyon s'inscrit pleinement dans la tradition martiale. Avant l'armement, il s'agit de forger l'humain qui porte l'arme. Les textes militaires classiques insistent sur cette progression raisonnée :
« Ce n'est qu'après avoir appris les points et les traits que l'on peut enseigner les Huit principes ; de même, ce n'est qu'après avoir appris à s'appuyer correctement sur la selle que l'on peut enseigner la course du cheval. Il en va de même pour le Kwonbeop. »
— Mao Yuanyi, Wubei Zhi (début XVIIᵉ s.), cité dans le Muye Dobo Tongji (1795).
Un fondement pour la maîtrise martiale
La pratique à main nue constitue un fondement sur lequel repose toute progression martiale. Elle permet d'affiner la lecture corporelle de l'adversaire, le placement, la concentration de la force. Avec son rythme et sa souplesse, le Taekkyon devient un laboratoire : attention, relâchement, explosivité contrôlée, perception de l'intention.
La vraie puissance émerge lorsque le geste est juste et ne vous détruit pas vous-même. Cette justesse se construit par le duo Gumshil → Neungcheong :
- Gumshil : charger sans s'enfoncer (appuis silencieux, bassin « fermé », tête stable).
- Neungcheong : délivrer sans se désaxer (ouverture élastique, extension coordonnée, retour à l'axe).
Le résultat ? Une puissance souple, lisible et durable. Vos genoux vous remercieront.
Former le corps et l'esprit
Un art martial éduque le corps et la responsabilité. Dans le Daehan Taekkyon, choisir des techniques non destructives en contexte sportif relève d'un choix moral et culturel, non d'une limite technique. Le Taekkyon forme aux principes de maîtrise, d'adaptation et de respect de l'intégrité physique — des valeurs qui dépassent largement le cadre du combat.
Conclusion : pratiquer, comprendre, transmettre
Dire que le Taekkyon est plus qu'un sport, c'est refuser une identité incomplète.
C'est un sport d'opposition ; c'est un patrimoine vivant ; c'est un art martial — non parce qu'il enseigne des secrets réservés aux plus méritants, mais parce qu'il forme l'humain à voir, sentir, s'ajuster et agir avec mesure.
Le Taekkyon ne se pratique pas seulement, il se vit.
Références et mentions utiles
- UNESCO (2011) — Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l'humanité (Taekkyon).
- 1983 — Important Intangible Cultural Property n° 76 (Taekkyeon).
- Mao Yuanyi, Wubei Zhi (début XVIIᵉ s.), cité dans le Muye Dobo Tongji (1795).
- Qi Jiguang, Jixiao Xinshu (XVIᵉ s.), reprises dans le Muye Dobo Tongji (1795). → Voir la ressource
- Choe Yongnyeon, « Taekkyon-hee », Haedongjokji (1921, attribution). → Voir la ressource
- Daehan Taekkyon Federation (KTF – Lee Yong-bok) — programmes pédagogiques contemporains.
- KSOC (Korean Sport & Olympic Committee) — Inscription au National Sports Festival (11 février 2020).
