Introduction
Le Taekkyon est un art martial, oui. Mais c'est aussi une culture du lien social. Les mouvements sont souples, rythmés, presque dansants ; ils privilégient l'adresse à la brutalité et exigent de tenir compte de l'autre. Ce n'est pas une lubie moderne : l'UNESCO elle-même décrit le Taekkyon comme un art aux « mouvements fluides et rythmés, proches de la danse, pour frapper ou faire trébucher », et comme une pratique où l'accent est mis sur la maîtrise plutôt que sur la force brute.
La philosophie qui résume cet esprit : Sangsaeng Gongyeong (상생공영). Littéralement : coexistence (sangsaeng, 相生) et coprosperité (gongyeong, 共榮). On ne cherche pas seulement à vivre ensemble ; on cherche à bien vivre ensemble, la progression de l'un soutenant celle de l'autre. Les linguistes coréens rappellent d'ailleurs que sangsaeng renvoie à « se soutenir mutuellement pour bien vivre », nuance plus forte que la simple coexistence.
Objectif : montrer comment cette boussole oriente les règles, les techniques et la pédagogie du Taekkyon… et comment elle déborde utilement hors du lieu de transmission (Jeonsugwan, 전수관, le dojang traditionnel coréen).
Hee : le duel… comme un jeu sérieux
Dans les sources coréennes et sino-coréennes, hee (戱) signifie le jeu, la joute ludique. Le caractère évoque la représentation, le divertissement, l'action de jouer ; on le retrouve encore aujourd'hui dans des mots signifiant « jeu », « plaisanter » ou « drame/théâtre ».
Pourquoi revenir au caractère ? Parce que, dans la tradition du Taekkyon, certains duels n'étaient pas conçus comme des affrontements à mort ou à outrance, mais plutôt comme des joutes ludiques et réglées : des mises à l'épreuve où l'on éprouve les compétences et le caractère des protagonistes.
Un poème du début du XXᵉ siècle illustre cet esprit ludique :
« Plusieurs variétés de techniques de jambes volantes prodigieuses,
effleurent légèrement l'épingle à cheveux et le chignon !
Une façon élégante de se battre pour une fleur,
d'un coup, une jeune fille est charmée, quel ravissement ! »
— Choe Yongnyeon, « Taekkyon-hee », Haedongjokji (1921), attribution courante. → Voir la ressource
Cette image poétique illustre bien l'esprit du Taekkyon-hee : la technique spectaculaire (« effleurer le chignon ») se mêle à l'élégance du geste et à la dimension sociale (« charmer », « ravissement »). Ici, l'adversaire n'est pas un ennemi à abattre mais un miroir : il révèle mes déséquilibres, sollicite mes solutions et me permet d'apprendre. Le « jeu » n'est pas l'opposé du sérieux ; c'est un moyen d'exprimer le sérieux.
Sangsaeng : coexistence, le cycle constructeur
Pour comprendre ce concept, remontons à la cosmologie traditionnelle des Cinq Éléments. Dans ce système, sangsaeng renvoie au cycle génératif :
Bois → Feu → Terre → Métal → Eau → Bois.
Il ne s'agit pas de prouver qu'un élément domine l'autre, mais que la vitalité circule. Le Taekkyon retient cette logique : un échange doit accroître la compétence des deux partenaires.
Les lexicographes coréens insistent : sangsaeng ne signifie pas seulement « cohabiter », mais « s'entraider pour bien vivre ». C'est une dynamique : je progresse parce que tu progresses.
Gongyeong : coprosperité, la victoire élargie
Gongyeong, c'est la prospérité partagée. Dans le Jeonsugwan, la vraie victoire n'est pas la défaite de l'autre, mais l'augmentation de la valeur collective du groupe : si, à la fin d'un cours, chacun repart plus habile, plus confiant et plus sûr, la communauté a gagné.
Cette vision ne contredit pas le combat ; elle le recontextualise. Un assaut de Taekkyon bien mené se lit comme un dialogue : je teste, tu réponds, nous ajustons. L'UNESCO n'emploie pas le terme « coprosperité », mais décrit une pratique où la grâce du mouvement et la prise en compte de l'autre sont centrales. C'est précisément le terrain où Gongyeong incarne Sangsaeng.
Repères concrets en pratique
- Cibles non vitales : viser pour faire sentir, pas pour détruire.
- Surfaces souples : surfaces de frappe souples (dessus des orteils, voûte plantaire) qui demandent précision, rythme et contrôle.
- Chutes contrôlées : préserver l'intégrité physique du partenaire pour permettre la répétition et donc la progression. Apprendre à tomber, c'est apprendre à s'adapter. On travaille angle, distance, intention ; la priorité est la sécurité, condition du progrès durable.
- Salut final : la main tendue après l'échange désamorce l'ego, réaffirme la coopération et rappelle que le duel est un laboratoire d'entraide.
En résumé : on dose la difficulté pour qu'elle forme, pas pour qu'elle abîme.
Conclusion : la voie du progrès
Le Taekkyon n'idéalise pas la douceur ; il organise la difficulté. On y tombe, on s'y fait surprendre, on y rate. Mais chaque contrainte est pilotée pour que la confiance augmente avec l'habileté. C'est tout le sens de Sangsaeng Gongyeong : faire de l'autre non pas l'obstacle à éliminer, mais la condition de mon progrès.
Cette philosophie n'est pas un simple habillage : elle guide réellement la pratique, geste après geste. On en retrouve les échos dans les mots (hee = joute ludique), dans les gestes (cibles non vitales, surfaces souples, chutes contrôlées), dans les rythmes (le pumbalki, pas de base → voir l'article dédié), et jusque dans la manière dont les institutions décrivent l'art : fluidité, considération, maîtrise.
Dans la société, on entend trop souvent : « Tu progresses grâce à moi ! » — égotisme et condescendance.
Au Taekkyon, c'est l'inverse : « Je progresse parce que tu es là. »
Et si nous adoptions cette boussole à plus grande échelle ?
Références
- UNESCO – Intangible Cultural Heritage (2011) : fiche d'inscription et ressources sur le Taekkyon (mouvements « fluides, rythmés, proches de la danse », primat de la maîtrise).
- National Institute of Korean Language : nuances lexicales de 상생 (sangsaeng) — « se soutenir mutuellement pour bien vivre ».
- Haedongjokji (1921) : poème attribué à Choe Yongnyeon sur l'esthétique du Taekkyon-hee (attribution parfois discutée).→ Voir la ressource
